En complément à cet entretien, voici ce que nous livre Antoine sur ce qu’il retient de son expérience d’étudiant, les valeurs qui lui ont été transmises par certains professeurs et musiciens rencontrés. Il fait part de son souhait, un jour à son tour, de pouvoir les transmettre à ceux qui souhaitent devenir musiciens.
Les études de musiques sont longues et très exigeantes. Pour s’engager professionnellement en musique, il est indispensable d’être travailleur, volontaire, passionné, humble, persévérant et patient. Sans ces qualités, mieux vaut se tourner vers autre chose! Devenir musicien demande un engagement total, une passion que l’on doit renouveler, nourrir chaque jour et par la suite, en tant qu’enseignant et artiste, que l’on doit insuffler et montrer autour de soi.
Dans ce métier, il faut apprendre et s’améliorer constamment. Cela demande une grande capacité de travail autonome, de recherche, de remise en question. Nous devons rechercher la beauté, la simplicité tout au long de notre vie ! Ouvrages analytiques, musicologiques, stylistiques, artistiques, livres dans lesquels de grands musiciens parlent de leur art… sont des guides dans lesquels puiser notre réflexion musicale. La rencontre de professeurs, de musiciens peut apporter des connaissances (techniques, musicales, stylistiques, humaines…). Il peut s’agir d’assister ou de prendre des cours mais aussi de s’entretenir avec eux. Même de mauvais conseils ou exemples peuvent nous servir. Il est fondamental de regarder et écouter le plus souvent possible des artistes en concert, en vidéo, sur des enregistrements. Il y a en général toujours quelque chose à prendre, à rejeter ou à apprendre ! C’est ce qui nous aide à progresser, à développer notre goût, notre culture musicale et surtout notre discernement, notre esprit critique, notre oreille musicale (pourquoi j’aime – ou je n’aime pas – cette interprétation ? Comment doit-on jouer ce compositeur ? Comparer, confronter des versions d’une même œuvre… )
Etre curieux est important. Ne pas se cantonner dans un style ou dans un répertoire, tout travailler. Ce qui n’empêche pas de devenir spécialiste d’un répertoire, d’une discipline particulière (accompagner des chanteurs, chambriste, duettiste etc…) ou de mettre en avant un compositeur, une musique que l’on joue bien. Il est bon d’aller aussi dans le sens de ses qualités.
Pour conclure, voici une lettre du pianiste Dinu Lipatti (1917-1950) que je trouve porteuse de conseil pour tout futur musicien. Un jour, Lipatti reçut une lettre provenant d’Afrique du Sud. Un jeune pianiste, élève d’un conservatoire, demandait conseil : comment concilier les droits et les devoirs de l’interprète vis-à-vis d’une œuvre ? Voici cette réponse, admirable profession de foi.
« Notre vraie et seule religion, notre seul point d’appui, infaillible, est le texte écrit. Nous ne devons jamais être pris en faute envers ce texte, comme si nous avions à répondre de nos actes sur ce chapitre chaque jour, devant des juges implacables. Étant donné ce tribunal suprême que nous instituons de notre propre gré afin de protéger ce que nous considérons comme “notre foi”, “notre évangile”, le texte écrit, il faut l’étudier, l’assimiler, le confronter dans plusieurs éditions et finalement en dégager l’image qui correspond le plus fidèlement à la pensée initiale. Une fois ceci bien établi, nous ne devons pas oublier que ce texte, pour vivre de sa propre vie, doit recevoir notre vie, à nous, et pareillement à une construction, il faudra, sur la carcasse en béton de notre scrupulosité envers le texte, ajouter tout ce dont une maison a besoin pour être finie, c’est-à-dire : l’élan de notre cœur, la spontanéité, la liberté, la diversité de sentiments, etc. […]
La plupart des virtuoses ne réussissent pas à faire fusionner dans leurs interprétations ces deux attitudes fondamentales […] ; ils jouent exactement ce qui est écrit, mais sans aucun apport personnel (et dans ce cas on quitte le concert quelquefois ébloui, mais jamais heureux), ou bien ils prennent l’œuvre comme prétexte à extérioriser leur propre fantaisie et, faisant bon marché des indications de l’auteur, négligent totalement le vrai sens que celui-ci a donné à sa musique, en employant dans leur exécution, à tort et à travers, l’élan de leur cœur, la spontanéité, la diversité de sentiments, etc., qui dans ce cas, loin de meubler avantageusement la maison, ne font que défigurer irrémédiablement l’œuvre, puisque l’interprétation ainsi conçue n’a aucune base saine à son départ.
Quelle est cette base de départ ? Elle consiste en quelques lois fondamentales de la musique, dont les plus importantes sont, hélas, les plus négligées par la plupart des interprètes, à savoir :
1. le solfège, spécialement le solfège rythmique ;
2. l’appui sur les temps faibles (s’appesantir et souligner le temps fort est une des plus graves erreurs en musique, puisque celui-ci n’est qu’un rebondissement vers les temps faibles, qui eux ont le vrai appui) ;
3. l’ignorance par certains pianistes des ressources immenses que peut apporter l’indépendance dans la même main entre différents attaques et touchers, donc entre différents timbres. En obtenant cette indépendance, l’interprétation prend tout à coup un relief inattendu et le jeu du pianiste reflète la plasticité et la diversité d’une exécution orchestrale.
Celui qui n’a absolument rien à se reprocher envers la pensée de l’auteur peut prendre, en jouant, toutes les libertés, exactement comme une personne très bien élevée peut se permettre en société tous les propos et toutes les attitudes. Mais si, par malheur pour lui, l’exécutant ignore ou déformé volontairement les lois fondamentales d’une œuvre, alors, il ne lui sera permis aucun apport personnel ni aucune liberté, pareillement à un être sans éducation qui restera toujours vulgaire, même s’il se garde de prendre la moindre liberté de langage ou d’attitude. La musique doit vivre sous nos doigts, sous nos yeux, dans nos cœurs et nos cerveaux avec tout ce que nous, les vivants, pouvons lui apporter en offrande. »
Cette lettre est parue dans Hommage à Dinu Lipatti, Edition Labor et Fides, Genève 1952.